«Un jour je courirais moins... jusqu'au jour où je ne courirais plus...» chante Bashung dans Résident de la République. Les paroles de Bashung, parfois bouleversent, toujours étonnent. Et justement, cette faute apparente dans la conjugaison du verbe courir peut interpeller. Pourtant ce n'en est pas une (l'affirmative prévaut ici à l'emploi d'un conditionnel injurieux pour l'auteur), car plus exactement, elle est provoquée autant qu'elle se veut provocante. On dit qu'il s'agissait d'inclure le verbe rire dans le verbe courir pour en fabriquer un troisième: un verbe-valise. Pour partir en voyage, fût-il immobile, mieux vaut embarquer sur le frêle Bateau ivre plutôt que sur le monumental mais sobre Bescherelle...
Mais où s'en va-t-il courir ainsi avec le rire accroché aux lèvres ? Et nous, les kiteurs, vers quoi courons-nous avec la même banane tendue d'une oreille l'autre ? À question simple, réponses évidentes : vers les plaisirs que nous procurent ce sport étonnant : celui de se sentir libres comme le vent, celui de nous élever dans les airs, celui de tutoyer la vague sans effort, celui de glisser debout sur l'onde avec une économie de moyens stupéfiante, celui de nous griser de soleil, d'embruns et d'écume... Le plaisir, la joie, l'adrénaline... sont consubstantiels à notre sport. Le kiteur est, comme tous les glisseurs sur tout support et de tout terrain, un hédoniste. Depuis que «la glisse» est devenue un méta-sport, c'est-à-dire une manière de vivre et d'appréhender un ensemble de pratiques sportives en dehors des stades et des instances institutionnelles, l'image de l'athlète ou du sportif ascète avide de performances et de résultats n'est plus la seule représentation qui s'offre à l'analyse. Là où jadis elle s'imposait comme la règle, elle a désormais muté vers l'exception. Le pratiquant occasionnel ou modéré à la recherche de sensations, de bien-être et de partage est désormais l'élément le plus représentatif de cette population remuante.
Cette évolution s'est accompagnée d'un changement connexe : la quête de plaisirs n'est plus circonscrite à la seule pratique d'une discipline sportive et de ses éventuels bienfaits sur le corps et l'âme. Dans le kite (comme dans le windsurf, le VTT, le ski, le surf, etc.), après la session c'est encore la session et il est impératif de le faire savoir. Les réseaux sociaux, notamment Facebook ou Instagram, sont inondés d'images de tables chargées de victuailles, de bocks remplis de bière moussue, de mojitos ou de caipirinha étincelants comme des soleils, de riders qui font « Yo ! », de groupes hilares, d'accolades fraternelles, de tous les signes du bonheur et de la cohorte des jouissances supposée l'accompagner. On s'éloigne d'Épicure pour se rapprocher de Rabelais. Le simple fait de pratiquer, seul ou en groupe, et de se mettre en scène dans un maelstrom d'actions et de mouvements, n'a plus l'heur de suffire. Il est devenu nécessaire d'épuiser le registre des plaisirs par la compilation de tous ses dérivés. Jouir et exposer les preuves de la jouissance que peut offrir une journée parfaite de kitesurf entre amis, voilà l'enjeu, et par extension, voilà la nouvelle quête.
Ce qui est relativement nouveau c'est l'avènement médiatique des artefacts de la jouissance épurés du sexe et de ses représentations comme de ses suggestions. À contre-pied du grand mouvement de libération sexuelle des années 60 et 70, du « jouir sans entrave » de mai 68 qui accompagnaient les espérances libertaires de nos aînés (et de ceux qui les suivaient de près) – fort ressemblant à bien des égards aux aspirations des glisseurs multi-supports actuels -, on n'y retrouve plus la composante sexuelle jusqu'alors si prégnante dans les communautés en marge (cf. film Point Break sorti en 1991). Sport extrême, shoots d'adrénaline, alcool et sexe : le cocktail aux ingrédients que l'on croyait indissociables semble avoir fait long feu. Il est aujourd'hui remplacé par une version édulcorée où le sexe n'est plus que rarement suggéré dans les publications du commun des mortels. Conforme à la doxa de notre époque, le sexe comme une des représentations du plaisir cède sa place sur le devant de la scène au genre. L'utilisation des réseaux sociaux soumis aux règles puritaines en usage aux États-Unis, d'une part, la néo-pudibonderie perlée de lutte contre les discriminations tous azimuts dopée par la fulgurance des mouvements féministes, d'autre part, ne sont sans doute pas pour rien dans cet étrange renoncement, même au pays des fromages qui puent. Le genre triomphant, donc, plutôt que le sexe piteux, et les injonctions du genre plutôt que les plaisirs de la chair. On change de paradigme, soit ! mais on travaille un peu plus notre schizophrénie et donc, forcément, nos névroses. Au chapitre des névroses du moment, hors la pruderie, les préoccupations genrées ou racialistes ne manquent pas.
Vers la construction d'une fausse image du réel pour vivre une virtualité apaisée
Il y a un an ou deux, à plusieurs reprises, la très dynamique Vérokite, fondatrice du groupe initialement baptisé Bref, on va faire du kite entre filles, répondant à des demandes concrètes et répétées, interrogea ses membres pour décider si l'on devait ou non refuser l'accès du groupe aux garçons. Sur le plan de la logique, la question n'était pas incohérente (le nom du groupe était suffisamment explicite depuis l'origine). Sur le plan du principe, la démarche prenait une tournure funeste pour les promoteurs de la mixité républicaine mâtinée de son esprit gaulois. Deux arguments majeurs étaient invoqués :
- les garçons monopolisent la parole au détriment des filles qui, spontanément (sic !) restent en retrait ;
- les filles ont besoin de s'exprimer sur des sujets typiquement féminins que seule l'intimité (re-sic!) d'une communauté unisexuée est en mesure de produire pour permettre la libération de leur parole.
Il va s'en dire que cette question s'est posée avec plus d'acuité lorsque les mouvements néo-féministes ont pris une ampleur mondiale. On notera que le premier argument est un affront fait aux femmes, en général, par quelques femmes, en particulier. Cet enfermement entre les murs de la fragilité et de la faiblesse – prison morale dévolue aux femmes de toute éternité par le patriarcat qu'elles combattent aujourd'hui avec férocité - laisse perplexe après #BalanceTonPorc et #MeToo.
Le second argument n'est pas en reste de piquant : une large communauté publique de femmes formerait donc nécessairement un espace où l'intimité serait possible au même titre qu'un petit comité privé ? Ou alors, fallait-il comprendre que ces dames aiment aborder des sujets strictement féminins à l'abri des sarcasmes des mâles (blancs - avec les « racisés » c'est déjà un peu moins grave vu qu'ils sont aussi les sujets de l'oppression) ? Ce qui reviendrait à se demander si des thèmes féminins par essence comme «Comment garder de beaux cheveux même en sortant de l'eau ?» ou «Quid des sessions de kite pendant les règles ?» seraient à ce point tabous qu'il faudrait les soustraire à la vue des hommes et leur faire renoncer à être des femmes normales avec des préoccupations de femmes normales sous prétexte qu'elles pratiquent le kite ? Ce serait oublier un peu vite le réel, une fois de plus. Le réel a deux défauts pénibles : il est têtu et voyant. Des millions de couples hétérosexuels de par le vaste monde partage une même salle de bain – caverne d'Ali Baba de la cosmétique s'il en est – où s'entassent des dizaines de flacons, tubes, fioles, échantillons... et tout un fatras de trucs, de machins et autres bidules dont la destination pratique échappe au commun des mortels affublé d'une paire de gonades. Toutes les femmes du monde portent une attention particulière à leur corps, à leurs vêtements, à leurs cheveux, à leur aspect général. Une large majorité d'entre elles, quand elles le peuvent, aiment s'apprêter, pour elles-mêmes, pour leur amant, pour leur compagnon... pour le simple plaisir de se sentir bien ou mieux ou simplement Femme. Si elles sont sportives, rares sont celles qui renoncent durablement à l'idée de présenter une image d'elles-mêmes qui leur soit agréable. Bref, toutes ses femmes affirment leur féminité au quotidien (sans même y penser ou la revendiquer). Et elles devraient avoir besoin d'intimité en ligne pour évoquer ce même quotidien banal ? Et si en définitive la vraie question était celle de la crainte de certaines d'entre-elles d'être jugées à l'aune de préoccupations qu'elles estiment futiles comparées à celles des hommes ? Il serait alors évident que ce n'est pas la présence des éléments mâles qui se trouve à l'origine du problème. Si on veut modifier un effet il convient de ne pas se tromper de cause.
Au final, sauf erreur, le groupe «Bref» n'a pas changé sa politique d'admission. Il le doit probablement pour partie à la sagesse de sa fondatrice. Si la création d'une communauté est génératrice de force et de cohésion, sa dérive communautariste ou sectaire ne procède que de la bêtise et de la faiblesse.
Var te faire voir ailleurs
Pour l'exemple, un groupe de kite Facebook se distingue par sa dérive communautariste (ou plus exactement régionaliste) mais, cette fois, de façon totalement assumée : «Ça navigue à Hyères» est un groupe fermé comme ils le sont presque tous et on y est accepté sur demande sans problème. Cependant, sa particularité est de refuser tout post promotionnel de quelque nature qu’il soit si, et seulement si, il n'émane pas d'un bon petit gars du département. Breton, parisien ou grenoblois, proposez un service kite gratuit dénué de publicité à cette communauté de kiteurs, vous serez censurés dans l’heure et sans sommation. Faites la promotion d'un petit business varois : pani problem ! L'estranger est bienvenu s'il vient gonfler l'audience du groupe ou poser une question sur le spot de l'Almanarre (l'un des plus connus et aussi des mieux géré du territoire, soit-dit en passant). Pour le reste, seules les initiatives locales ont droit de cité.
À voir maintenant si cette règle d'airain resterait intangible si un shop situé hors des frontières du département se mettait à proposer aux Hyérois du matos à des prix imbattables !... Un dogme rencontre toujours la limite que lui impose l’intérêt personnel. C’est dire s’il est fiable et comme on a raison de le suivre avec les oeillères livrées avec.
N'oublions pas qui nous sommes
Le localisme, le nationalisme, le communautarisme, le sectarisme... tous ces « ismes » sont des bêtises inventées par des bas du front et autant de coups de canifs plantés dans le cuir fragile de la liberté. Notre pays c'est le kite, notre monde c'est la glisse, notre langue est universelle. Nous devrions être en capacité de dépasser ce qui fait trépasser le reste de la société, en IRL comme dans l'univers virtuel. Les femmes avec les hommes, les gens d'ici avec les gens d'ailleurs, ceux qui pratiquent comme ça et ceux qui préfèrent comme ci...
Les glisseurs de tout poil ont toujours été les chantres de la liberté. Leur histoire est récente. Naguère, des précurseurs ont ouvert des voies sur tous les terrains de la planète. Ils ont inventé les pratiques et les matériels qui vont avec. Ce faisant, ils ont réinventé le sport. Rien que ça ! Et cette dynamique ne cesse pas. D'abord expatriés aux flancs des montagnes ou à l'aplomb des falaises, dans le désert des campagnes ou au ventre des forêts, sur le littoral ou en pleine mer, et jusque dans le tréfonds du ciel, ils réinvestissent désormais le milieu urbain avec de nouvelles machines et de nouveaux usages. Chaque jour, par une prouesse motivée par sa seule soif de jouissance de vie et de liberté, l'un d'eux réinvente un peu plus son sport, pousse sa pierre un peu plus loin, et nous fait tous avancer d'un pas.
Les façons d'envisager le sport évoluent et nos pratiques suivent la même dynamique. C'est une bonne chose pour chacun de nous. C'est notre souverain bien et il n'est pas que sportif, il est aussi ce que nous en faisons et dans quel esprit nous le faisons.
Ils sont, nous sommes des créateurs. Ils sont, nous sommes ce que nous désirons être. Ils sont, nous sommes la vie. Faisons en sorte que ça dure, il ne dépend que de nous de continuer à cour-rire.
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