Colin observait le ciel se ripoliner de bleu. Le ciel gardait un œil méfiant sur son locataire du jour, un soleil incendiaire tentant de foutre le feu à la mer. La mer, indifférente, ne regardait rien ni personne. Elle avait les yeux dans le vague. Ou peut-être, songeuse, regardait-elle la terre ? C'est beau la terre vue d'ici, se disait-elle ! Un peu jalouse, elle aurait bien voulu y glisser un fleuve serpent pour s'épancher lentement dans ce bras liquide et partir à la découverte du monde solide... mais tout ça lui sembla bien compliqué. Alors elle resta à sa place, bercée par la douce langueur de son vague à l'âme.
Sur la plage d'Al Jawaï, Colin s'affairait maintenant autour de son kite. Fin prêt, il tendit le bras et leva le pouce pour interpeler l'un des nombreux promeneurs flânant le long de la grève. Tous vêtus de grandes djellabas blanches, leur procession lente ressemblait à un alignement de grands draps tendus sur un fil, claquant au vent comme les voiles d’un navire fantôme. Il eut du mal à trouver un volontaire vu qu'un décollage nécessitait de saisir l'aile par le boudin mais, une bonne âme finit par accepter de le décoller. La colle était sèche et l'assistant dû fournir un gros effort pour arracher l'aile du sol. À peine libérée, prise de la crainte du vertige que lui provoquait l'altitude, l'aile commença à regimber pour échapper à l’étreinte de l’homme. Heureusement, en rider expérimenté, Colin connaissait bien son affaire, il savait comment calmer son aile. Il siffla plusieurs notes : un ré, un fa, un la, un si... mais en vain. Arrivé au bout de la gamme, le do lui donna enfin la clé. Ces nouvelles ailes bardées d'intelligence superficielle ne répondaient qu'à l'air de leur chanson préférée. Une fois l'aile libérée de sa gangue de sable et de coquillages, de tessons de bouteilles et de préservatifs usagés, de sacs plastiques et de mégots électroniques, de débris et de détritus de l'ère post-industrielle, l'aile se posa enfin, tranquille, sur sa bonne oreille (l'autre était un peu dure), en bord de fenêtre... sans trop se pencher toutefois à cause du vertige. Colin tira sur sa barre... qui esquiva en se gondolant comme un reptile. Colin ne lâcha pas l'affaire. Il continua de tirer jusqu'à la toucher au cœur. La barre se raidit d'une rigidité cadavérique. Colin tira encore et cette fois l'aile s'éleva bien haut dans le ciel, très haut, plus haut que le plus haut des minarets de la région. Si haut qu'elle se cogna au soleil, accroché un peu bas pour la saison. Si fort qu'il eut un bleu. Un gros bleu qui grossit en un clin d'œil. Le soleil cligna son œil endolori. Une ombre voila la lumière un éclair d'instant, un éclair charbonneux comme de la poudre de nuit.
Colin entra dans l'eau et s'élança. Il sauta les premières rangées de moutons de mer qui broutaient la surface viride de l'onde. Ils avançaient en lignes de front, l'une après l'autre. Les petits devant, les plus grands derrière. À chaque saut, il coupait du tranchant de sa carre un peu de leur laine moussue. Les moutons bêlaient avec l'accent gascon, roulant des R comme roulent les tambours. Ils faisaient un brouhaha assourdissant. Ça faisait rire Colin qui beuglait sa joie dans le vent. Le vent n'en avait cure. Les moutons et Colin pouvaient bien hurler, il continuait de souffler sur tout ce qui était : le mobile et l'inerte, le vivant et le mort, le végétal et le minéral, le solide et le liquide, le beau et le laid, le mouton et l'homme, la mer et la terre ; le vent n’en faisait jamais qu’à sa tête de cochon... Colin s'éloigna de la plage dans l'indifférence des promeneurs, dégoûtés que l'on puisse risquer un pied dans ce magma sombre et visqueux. Il était déjà loin quand le vent baissa soudainement.
Deux options s'offraient à lui : soit descendre le vent, mais il était plutôt d'humeur paisible et le vent ne lui avait rien fait ; soit remonter le vent... C'est ce qu'il décida de faire. L'opération se révéla vite aussi fastidieuse qu'harassante. Il n'avait pas les bons outils sur lui et de toute façon, y en avait beaucoup trop à remonter. Colin pesta contre les démonteurs de vent qui sévissaient un peu partout dans la région depuis quelques années. Le malheur fut qu'ils avaient la bénédiction des écologotiques réunis en un grand clergé gouvernemental mondialisé autour de leur chef et égérie, Gratin Diceberg VI. Les démonteurs bâtissaient d'immenses hachoirs à hélices capables de découper des cubes de vent. Les cubes étaient d'abord débités sur place, puis entreposés les uns sur les autres dans de gigantesques entrepôts, et enfin, acheminés par drones jusque sur la banquise dans le but de la refroidir. Les drones carburaient à l’essence de quinoa enrichie, ce qui ne manquait pas de poser des problèmes de production et d’acheminement des livraisons. On était donc parfois obligé de revenir à des modes de transport plus classiques. Le bruit courait que certains des plus hauts dignitaires de l'écologotisme se faisaient livrer en catiminimaran (les fameuses embarcations à la fois discrètes et rigolotes des usines Boneto) quelques cubes pour climatiser leur propre demeure mais... malheur à celui qui se faisait prendre à colporter de telles rumeurs ! Il se retrouvait vite au ban de la société, enrôlé de force dans les bataillons de galériens du pôle, armé d'un éventail, pour rafraîchir à main nue les phoques et les ours polaires. Nul n'en revenait jamais, ce qui ne cessait de questionner Colin, car il était désormais de notoriété publique que même ces mammifères s'étaient convertis au véganisme et vivaient heureux dans les forêts luxuriantes de l'Arctique...
Pour autant, ce découpage était considéré comme un fléau qui empoisonnait la vie des riders locaux : sans vent pas d'air, donc pas de chanson, et donc les ailes refusaient de voler. Comme il s'y attendait, l'aile de Colin faseilla, puis dégringola doucement comme une feuille d'automne sur les moutons de mer qui ne levèrent même pas leur grosse tête d'écume. À dix mètres du bord, Colin se tenait immobile, debout, l'eau noire jusqu'aux genoux, les deux pieds plantés dans la vase et les algues. Dépité, il observait ce paysage si familier pour lui. L'endroit n'avait aucune grâce particulière. Une longue plage étroite et rectiligne tirait un trait droit sur quelques kilomètres entre un aéroport et un port de plaisance, tous deux désaffectés depuis des décennies. Flanquée d'une végétation maigre, fatiguée, rase, clairsemée comme le pelage d'un chien galeux, cette berge que mouillait un étang mort ne figurait pas sur le grand registre des BTP (Beautés Terrestres Préservées) de l'humanité. Mais il n'est de beauté qui ne parle d'abord au cœur et le cœur de Colin s'ouvrait en grand sur ce paysage désolé.
- Y a pas de quoi, répondait le cœur de Colin, tout en sirotant un à un les grands rais de lumière qui zébraient l'atmosphère.
Colin avait peu d'amis. Il ne se liait pas facilement. C'était un peu la faute de cet endroit et surtout à cause de cette lumière. Son corps était perméable à ces rayons qui le pénétraient et infusaient son sang. Ils se brisaient en éclats et se plantaient comme des lames au creux de son ventre. Dans la journée, Colin ne ressentait rien, sinon une irradiation apaisante. Mais quand le jour finissait, quand le soleil s'écrasait comme un mégot incandescent sur le marbre sombre et froid de l'horizon, quand la lumière se réfugiait de l'autre côté du monde comme l'océan lentement se retire... alors, les éclats de lumière se mettaient à vibrer en déchirant sa chair pour se libérer. Attirés tels des aimants par l’appel de la nuit, ils fusaient en panache de comète pour rejoindre les confins et se fondre aux dernières lueurs du crépuscule. Ça lui faisait mal au ventre et le plongeait dans un état d'angoisse et de malaise. Puis, le rideau opaque et froid de la nuit tiré, la douleur de Colin s'estompait, ses chairs cicatrisaient et tout s'apaisait. Au jour revenu, Colin n'aimait rien tant que sentir à nouveau cette chaleur le pénétrer par tous les pores de sa peau et passait le plus clair de son temps sur son spot fétiche.
Colin avait été amoureux. Une seule fois. Contrairement à tous les jeunes gens de sa génération, il n’avait jamais succombé au charme spectral de Gratin. Idole de toute une jeunesse, comme le furent ces cinq aïeules, Gratin était l’archétype de la beauté institutionnalisée. En ces temps où la pensée libre et le goût personnel étaient perçus comme des ferments d’anarchie et de terrorisme intellectuel, le parti unique du Bien Commun et de la Bienveillance Ensemble veillait à la construction des normes et à leur stricte application. Les gens s’y étaient fait assez facilement parce que ça présentait un petit côté pratique. Il restait, ici ou là, des groupes encore un peu rétifs, mais ils représentaient un si faible danger pour la Société Globale que personne ne s’en préoccupait. Parmi ces groupes se trouvaient encore quelques kiteurs avec leurs pratiques d’un autre âge et leur goût improbable pour ces eaux mortes sur lesquels ils se risquaient les jours de vent remonté. C’est parmi eux que Colin avait rencontré Chloé. Il l’avait aperçu pour la première fois sur cette même plage d'Al Jawaï, alors qu’il se débattait avec le cadran tactile de sa barre, tentant en vain de faire fonctionner l’enroulage automatique des lignes. Elle ne ressemblait à aucune femme qu’il avait déjà croisé. Quelque chose les relia instantanément. Il n’y eut pas de vérité plus tangible, d’évidence plus palpable, de réel plus concret. Ils formèrent un couple au moment où leurs regards se croisèrent.
Ils connurent un bonheur tranquille mais de courte durée. Chloé était malade d’une affection au cœur. Un problème chronique de valve qui laissait échapper un petit chuintement continu, comme une mélodie à peine murmurée. Colin aimait l’écouter longuement en posant une oreille sur son sein jusqu’à ce que le sommeil le prenne. Cette mélodie qui accompagnait Chloé et la vêtait comme un embrun de mer partout où elle allait, avait un pouvoir extraordinaire : elle était la clé universelle, la chanson passe-partout de toutes les ailes de kite. Quand elle arrivait sur un spot, toutes les ailes vautrées au sol commençaient par tendre une oreille frémissante, puis, comme obéissant à un ordre invisible, se dressaient d’un bond sur une oreille, prêtes à l’élévation. Ça produisait toujours un moment de panique sur la plage, tous les riders se précipitaient sur leur aile respective, ce qui faisait beaucoup rire Colin. La présence de Chloé apaisait aussi les douleurs de Colin. Les cristaux de lumière qui lui déchiraient le ventre à la tombée du jour lui faisaient moins mal. Peut-être étaient-ils, eux aussi, bercés par la litanie lancinante qui nimbait Colin quand Chloé était à ses côtés ?
Et puis, la santé de Chloé déclina, les médecins furent impuissants à soigner ce mal étrange qui la rongeait depuis l’enfance. À son chevet, ils se contentaient d’écouter, fascinés, la chanson douce qui sortait de leur stéthoscope. Chloé mourut au matin d’un jour neuf, peu après l’appel du muezzin. Pour les obsèques, la Société Globale s’occupait de tout, c’était le côté pratique. De grands croquemorts habillés de vert des pieds à la tête se présentèrent en fin de matinée au domicile des deux amants. Ils prirent le corps inerte de la défunte et le déposèrent dans un petit cercueil en bambou réutilisable. Avant la fermeture du cercueil, un médecin se pencha une dernière fois sur le corps de Chloé et colla son oreille contre sa poitrine. Soudain, il ouvrit de grands yeux ronds. Le petit chuintement était toujours audible, il ne cessait pas, il ne faiblissait même pas. Le médecin ne savait plus quoi faire, il regardait, tour à tour, Colin et les croquemorts. Ces derniers s’impatientaient en pensant aux horaires de fermeture du Grand Composteur Municipal où ils devaient déposer la dépouille de Chloé. Enfin, le médecin dut se résoudre à signer l’acte d’enlèvement. Il demanda cependant à Colin la permission de l’accompagner à la cérémonie en l’honneur de Chloé et du Cycle de l’Humanité Durable.
Colin reprit sa vie de solitaire d’avant Chloé. Il eut d'autres aventures mais ne retomba jamais amoureux. Comment retrouver une personne avec cette petite musique dans le cœur ? Il demeura fidèle à son spot d'Al Jawaï. Après la session de fin d’après-midi, on pouvait le voir assis sur un rocher, face au soleil finissant. Il n’avait alors plus de douleur, plus de crainte. Depuis la mort de Chloé, la lumière ne lui faisait plus jamais mal. À fixer, jour après jour, les braises rougeoyantes qui consumaient l’horizon, il avait fini par entendre à nouveau ce chuintement, cette mélopée à peine chuchotée. Il avait compris ce qu'elle était et d’où elle venait : c’était la mélodie des espaces infinis, la musique du cosmos, le chant du monde.
Mes plus plates excuses à B. Vian.
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