Aux premiers coups de pagaie sur la surface miroir nous étions trois. Un grand nuage blanc, un canard colvert et moi. Le nuage, immobile, s'étalait. Le canard, tranquille, nasillait. Je tentais, placide, de pénétrer ce tableau paisible, debout au milieu du silence. Pas un silence de cathédrale, pesant et sonore. Non. Un silence léger de matin calme, aérien, fragile, habité des clameurs déjà lointaines du monde.
Je pagayais d'un bon rythme. Au ventre de la palme, un glacis inerte, sombre et épais, liqueur hors d'âge abandonnée dans l'oubli des caves. Au dos de la palme, une eau vive, blanche et souple, bouillonnante comme un champagne ! Devant, le calme des tombeaux. Derrière, le chaos de la vie. Au milieu, rien. Le présent n'existe pas, ou si peu, ou si mal. Il n'est qu'un mot, même pas un instant. Le présent est hors du temps. C'est un leurre rassurant qui nous garde de la folie.
Je traversais de rive en rive sur l'eau docile et comme j'abordais cette grève nouvelle, je ralentis mon geste. Le fond remontait des abysses. Sa langue blonde et écumeuse léchait les berges mortes.
Je longeais alors des forêts en éboulis cascadant depuis l'abrupte des falaises pour s'abreuver de l'eau tranquille. Les arbres aux longs cous penchés comme paissent les troupeaux trempaient dans l'eau verte
leur crinière affolée. Sentinelles des frondaisons lacustres, ils descendaient boire ou d'autres étaient jadis venus mourir. Gisant sur la pente sableuse, les corps pétrifiés des grands cadavres blanchis plongeaient vers l'abîme. J'étais de cette forêt ondulante, j'étais de ses aïeux défunts, errant solitaire au milieu des multitudes.
Je longeais des maisons de pêcheurs avec leur garage à bateau, gueule sombre, béance de caverne, baignant dans l'eau dormante comme des crocodiles africains ; yeux mi-clos fixés sur des cosmos d'ennui ;
ponton boiteux vibrant comme un SOS, long bras cagneux et décharné lancé comme une imploration aux grands oiseaux de passage. Sur les murs de pierres moussues, les rayons d'un soleil pâle tendait l'arc timide du
sourire triste des âmes vieilles. J'étais de ces maisons, j'étais de leurs habitants fantômes, une ombre qui passe.
Je longeais une barque esseulée, amarrée entre deux taillis. Vide et solitaire elle laissait filer la longue toile du temps sous sa coque boursouflée. Elle attendait statufiée dans la patience. Elle attendait
que la mémoire lui revienne et avec la mémoire, le souvenir de sa gloire passée. J'étais du bois de cette barque, j'étais de son pays perdu, le témoin des âmes oubliées.
Je longeais, droit et fier comme un apache, des terrasses sur pilotis. Des gens appuyés aux balustrades des restaurants me suivaient des yeux, amusés. Je rentrais le ventre. J'étais un indien, j'étais Winnetou,
j'étais le dernier des Mohicans. J'étais au Far-West de mon enfance, j'étais le rêve éveillé des vieilles caboches, celui-là qui n'en finit jamais d'attendre son heure.
Je longeais des jardins liquides semés de nénuphars, piqués de joncs. Sous l'onde, des nuages poissons filaient comme des comètes. Je longeais des cabanes, des frayères, des champs, des caravanes… l'air était chaud,
l'air était doux, l'air avait l'air des jours tranquilles et heureux. Au clocher douze coups ont sonné. Douze autres ont repris en cœur aux confins… puis tous les clochers du pays se sont mis à sonner la victoire
du soleil. Il était l'heure de rentrer.
Le nuage, discret, avait effacé son reflet. Le canard, lassé, s'était envolé. Moi aussi je quittais la scène. J'ai dégonflé le paddle et repris ma voiture. Le lac n'a pas gardé une ride de mon passage.
Et tout s'est dissous dans la clarté métallique du jour.
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